On the edge of the war zone – chapitre 21
CHAPITRE XXI
16 février 1916
Bien, nous commençons à avoir quelques éclaircissements, nous étrangers, concernant notre situation. Le 2 février j’ai reçu l’ordre de me présenter de nouveau à la mairie. J’ai obéi aux injonctions le matin suivant, et on m’a dit que les autorités militaires allaient fournir aux étrangers à l’intérieur de la zone des armées, et à tous les étrangers à l’extérieur, qui, pour une quelconque raison, avaient besoin d’entrer dans la zone, ce qu’on appelle « un carnet d’étrangère », (en français dans le texte), et que quand j’aurai ce document, j’aurai le privilège de demander une permission de circuler, mais qu’en attendant qu’il soit prêt, je ne devais pas quitter ma commune, ni demander une quelconque sorte de sauf-conduit. |
Je comprends que ce règlement s’applique aussi aux médecins, infirmières, et chauffeurs d’ambulances, de toutes les unités américaines travaillant en France. J’imagine naturellement qu’on doit leur fournir des documents provisoires valables pendant l’intérim.
J’ai dû faire une demande règlementaire pour obtenir ce fameux carnet, et fournir aux autorités militaires deux photos de face, dont la taille et la forme m’ont été indiquées. Je me suis tournée vers le secrétaire de mairie et lui ai demandé comment le « Old Scratch », que j’appelais franchement le diable, pouvait exiger que je me fasse photographier, alors qu’il m’était interdit de quitter ma commune, et qu’il savait aussi bien que moi qu’il n’y avait pas de photographe ici. (Le « Old Scratch » est un démon de la mythologie scandinave. C’est le nom populaire pour le diable dans les légendes locales de la Nouvelle Angleterre, cf.Wikipedia) Il m’a établi très sérieusement une permission spéciale pour aller à Couilly où il y a un homme qui peut photographier. Il a écrit dessus qu’elle n’était valable que pour un jour, ainsi que la raison du déplacement « être photographiée par ordre du maire en vue d’obtenir mon carnet d’étrangère », et il me l’a présentée solennellement sans suspecter le moins du monde le comique de la situation. Entre nous je ne l’ai même pas utilisée. J’avais encore des photos faites pour mon passeport et d’autres papiers. Amélie les a apportées à Couilly, et les a fait reproduire. Très peu de gens me reconnaîtraient dessus. C’est le portrait contrefait d’une vieille dame souriante et obèse, mais c’est absolument réglementaire quant à la taille et la forme, et ainsi passera sans problème. J’ai vu de curieux jolis portraits sur des papiers civils. On nous a promis que nous aurions ces carnets dans quelques semaines, aussi, en attendant, vous pouvez me considérer, à toutes fins pratiques, comme étant recluse. Cela peut vous intéresser de savoir que le 9, il y a juste une semaine, un Zeppelin a presque atteint Meaux. Il était environ 11 h 30 du soir quand le tambour de ville a crié « lumières éteintes ». Il n’y en a pas beaucoup qui les ont éteintes, car tout le monde est au lit à cette heure, et que les rues ne sont pas éclairées. Mais un ordre est un ordre. Cela eut pour seul résultat de sortir chacun du lit dans l’espoir « de voir un Zeppelin ». Nous n’avons rien entendu ni vu. Amélie a dit avec une grimace le matin suivant, « Eh, bien, il ne manque qu’une chose pour achever nos expériences, qu’une seule bombe tombe, détruise la voie ferrée, efface Huiry de la carte, et que le fait soit écrit dans l’Histoire. » Je suis désolée que vous trouviez des failles dans mes lettres. C’est votre faute. Vous ne voyez pas encore la guerre comme je la vois, hélas ! Mais cela viendra. Notez ceci. La chose que vous ne comprenez pas, vivant comme vous le faites, dans un monde de routine journalière, sans voir ni entendre toute cette horreur, est que la destruction volontaire perpétrée par l’Allemagne fait partie d’un plan préconçu, un présupposé racial. Plus elle réduira et affaiblira de races plus il y aura de la place pour elle. L’Allemagne veut la Belgique, mais elle veut aussi peu de belges que possible. Pareil pour la Pologne, et la Serbie, et le nord-est de la France. Elle veut qu’ils meurent le plus rapidement possible. C’est une partie du programme du peuple qui se nomme lui-même le peuple élu, la seule race, selon lui, qui devrait survivre. Elle a quarante quatre ans d’avance sur le reste du monde dans la préparation de son programme. Ce n’est pas en deux ou trois ans que le reste du monde peut la dépasser. Cet avantage la portera longtemps. Certaines personnes pensent encore qu’il existera jusqu’au bout. Ce n’est pas mon cas. Quand même un des faits accablants de cette guerre est, à mon avis, que l’Allemagne occupait la Belgique et le nord-est de la France à la fin de 1914, et cependant les fronts alliés, avec l’Allemagne qui combattait sur un territoire envahi, criaient toujours : « Elle est battue ». En vérité c’était sa stratégie. A la fin de 1915 elle avait deux nouveaux alliés et occupait toute la Serbie, le Monténégro, et la partie de la Pologne annexée à la Russie, et les alliés persistaient : « Elle est perdue, mais elle ne le sait pas encore ». Le fait que tant de personnes y croient est une des plus belles preuves au monde de la foi dans le triomphe du bien. Vous en viendrez un jour à l’opinion qui est la mienne, que si nous voulons la paix universelle, nous devons d’abord nous débarrasser de la race qui n’en veut pas ou n’y croit pas. Sujet tabous ? Je le sais. Mais quand je résiste à la tentation vous trouvez des failles dans mes lettres, et semblez imaginer que je ne me tiens pas au courant des faits. Ce n’est pas du tout le cas, et je m’y intéresse tellement que j’espère voir, suivant en cela l’exemple britannique, le Kaiser, le Prince héritier, et compagnie, condamnés pour massacre, même si je ne vis pas assez longtemps pour voir l’Allemagne envahie. Ceci pour répondre à votre propos : « Vous ne faites pas de commentaires concernant l’envahissement de la Serbie, ou le meurtre d’Edith Cavell, ou l’échec qu’a été pour les alliés la campagne de Gallipoli ». Après tout ce ne sont que des détails dans la grande entreprise ? Comme nous disons de chaque désastre : « Ils n’affecteront pas le résultat final ». Cela devient une expression passe-partout, mais c’est vrai. L’Allemagne a absolument raison de considérer la Grande Bretagne comme son plus grand ennemi. Elle sait aujourd’hui que même si elle pouvait entrer à Paris ou à Petrograd cela ne l’aiderait pas. Elle devrait toujours compter avec l’Angleterre. Je me demande quand même si le Kaiser a réalisé la très grande tâche qu’il avait accomplie, la renaissance de la Grande Bretagne ? Il rêvait de porter un coup mortel au pays de sa mère. Le coup a été porté, mais il a guéri au lieu de tuer. Cette guerre est infernale, diabolique, et grotesque, si nous considérons les morts qu’il y a chaque jour. Heureusement nous ne le faisons pas, et nous ne devons pas le faire, car nous savons qu’il y a des choses dans le monde qui sont un million de fois pires que la mort, et qu’il y a des buts à viser qui la rendent glorieuse. C’est ce que nous devons considérer. Je vous ai toujours dit que je ne trouvais pas que l’équilibre des choses devait changer, et je persiste à le penser. J’ai peur que vous ne puissiez concevoir que tant qu’un homme, civilisé, humain, choisissez votre mot, n’est pas émasculé, son argument final pour la cause de l’honneur et de la justice ne doit pas être dans ses poings, avec ou sans arme. Cela revient à dire, j’en ai peur, que tant qu’il y aura deux hommes sur la terre il y aura toujours un risque de combat. Jusque là février a été bizarre. J’ai vu des mois de février en France qui ont été printaniers, avec les châtaigniers en bourgeons, les primevères en fleurs, et les lilas en feuilles. Ce mois de février a été un étrange mélange de printemps sortant péniblement de l’hiver pour disparaître ensuite. Il y a eu des jours où le soleil était si chaud que je pouvais conduire sans plaid, et trouver que les fourrures étaient un fardeau. Il y a eu de merveilleuses nuits éclairées par la lune, mais jusqu’ici il a été la plupart du temps désagréable. Les jours de chaleur les fleurs commencent à germer, et les bourgeons des arbres fruitiers à gonfler. Cela fait soupirer Père et le fait parler de la lune rousse. Nous avons eu des jours de vent, et de pluie, désirée au mois de mars. Je commence à réaliser que la vie d’un fermier est une vie d’anxiété. Si je prends Père au mot, il fait toujours froid quand il ne devrait pas, la vague de chaleur n’arrive jamais au bon moment, quand le temps devrait être sec il pleut, et quand la terre a besoin d’eau la pluie refuse de tomber. En fait, d’après son témoignage, je suis convaincue que le temps n’est jamais exactement comme il faut, sauf pour le simple amoureux de la nature qui n’a rien à perdre ni à gagner de ses caprices. La chose étrange est que nous le supportons tous si bien. Si quelqu’un m’avait dit que j’aurais pu avoir la vie que j’aie eue pendant deux hivers et ne pas m’en trouver plus mal, je l’aurais trouvé sans cœur. Alors c’est comme pour l’armée. Ce n’est sûrement pas moi qui la supporte le plus mal, et dans l’armée beaucoup d’hommes la supportent mieux que d’autres. Les jeunes qui vont chez eux en permission sont aussi robustes que possible. Ils ont redressé leur buste et élargi leurs épaules. Même ceux d’âge moyen sont plus forts. Il y a un homme ici qui est un maître maçon, un type travailleur, ambitieux, et honnête, très aimé dans la commune. Il a travaillé chez moi, aussi je le connais bien. Avant la guerre il était très délicat. Il avait des indigestions chroniques, et des angines récurrentes. Il était pâle, et il commençait à avoir le dos rond. Comme il a cinq enfants il est dans une usine de munitions. Il était chez lui l’autre jour. Je lui ai demandé des nouvelles de sa santé. Il paraissait si rose de teint, droit, et fort. Il rit et répondit : « Je ne me suis jamais aussi bien porté. Je n’ai pas eu un rhume cet hiver, je dors sur une planche dans une cabane sans feu, et je mange dans un endroit tellement froid que ma nourriture est gelée avant que je puisse l’avaler. Mes indigestions c’est du passé, je pourrais digérer des escargots ». Vous voyez je recherche toujours des consolations dans le désastre. On doit, vous savez. |
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Illustration : le chateau de Condé cité dans le texte, photo prise lors des 20 ans du Pays Créçois en 2012