On the edge of the war zone – chapitre 13
CHAPITRE XIII
20 Juin 1915
Avoir de nouveau une personne américaine près de chez moi a changé ma vie davantage que vous ne l’imagineriez. Elle habite à seulement 5 miles de chez moi, (le mile unité de mesure américaine mesure 1609,44 mètre). Elle peut venir à cheval en une demi-heure, et arrive souvent pour le café, ce qui est vraiment pratique. De temps en temps elle débarque de façon imprévue et me ramène avec elle pour passer la nuit à son domicile. Je ne souhaite pas rester plus longtemps chez elle mais cela rompt la monotonie. En plus nous pouvons parler de notre pays natal « en anglais », et cela change. Maintenant ne vous imaginez pas que je me sois sentie solitaire. Ce n’est pas le cas. J’étais assez satisfaite avant son retour. Mais je ne vous ai jamais caché que la guerre était éprouvante. J’avais besoin de temps en temps d’échanger avec quelqu’un de ma race, et de dire des choses sur mon propre pays que je ne pouvais pas dire à une personne française. |
D’ailleurs le trajet d’ici à Voulangis est magnifique. Nous avons le choix entre trois ou quatre itinéraires, et ils sont tous plus jolis les uns que les autres. Parfois nous passons par le Château de Moulignon qui est à Quincy, Pont-aux-Dames, et la ville ancienne entourée de douves de Crécy-en-Brie. Parfois nous empruntons, dans le bas de la vallée du Mesnil, un chemin vallonné sur le bord d’une petite rivière que nous descendons à une vitesse vertigineuse, seulement possible à un conducteur expert. En vérité Père n’arrive pas à croire que nous le faisons. Il ne le pourrait pas, donc personne ne le peut.
En ce moment le trajet le plus intéressant passe par Couilly et Saint-Germain, en traversant le Bois de Misère, jusqu’à Villiers-sur-Morin. De là nous grimpons la colline de Voulangis avec la vue sur la vallée d’un côté. C’est une des plus jolies promenades que je connaisse, le long du Morin, avec les moulins, à travers la forêt presque vierge. L’artillerie, « les territoriaux », est cantonnée partout ici, à Villiers, à Crécy, et à Voulangis. La route est bordée par des canons gris et des wagons de munitions. Sur chaque petit chemin il y a une sentinelle dans sa guérite, et les chevaux sont partout. Certaines des guérites sont, comme nous le disons aux Etats-Unis, trop jolies pour qu’on puisse l’exprimer avec des mots. La plus jolie du département est ici, au coin de la route Madame qui traverse ma colline, et conduit de la Demi-Lune jusqu’au canal. Elle est recouverte de paille tressée, a un beau plancher, un toit gothique, une porte gothique, la plus petite fenêtre gothique qui soit, et un petit drapeau flottant au-dessus. C’est un petit bijou, et j’espérais très fort que je pourrais le demander, l’emprunter, le voler, ou l’acheter au dragon qui l’avait fait. Mais je ne le pouvais pas. Le lieutenant y est attaché, et le prendra avec lui, hélas ! Il se trouve que j’étais à Voulangis quand les territoriaux sont partis de façon tout à fait imprévue, comme d’habitude. Ils n’ont jamais beaucoup d’informations concernant la relève. Nous étions assis dans le jardin quand on a sonné le rassemblement général, et donné l’ordre de marcher au pas quatre par quatre le matin suivant. Vous n’avez jamais vu un tel remue-ménage, nettoyages de bottes, paquetages, rassemblements des hommes préposés aux cantines, ordonnances s’affairant, et essayant de donner une démonstration d’«efficacité », (comme je déteste ce mot !), et un tel règlement des derniers détails par l’intendant de la division, incluant l’approvisionnement en brie, (fromage du pays), une telle activité autour des canons, toutes les tâches inévitables d’un régiment se préparant à prendre la route après deux mois de cantonnement, dans l’ignorance absolue de la direction que les hommes devaient prendre, ou de leur destination. La dernière chose que j’ai vue la nuit dernière fut la lumière de leurs lanternes, et la dernière chose que j’ai entendue fut la marche de leurs bottes cloutées. La première chose que j’ai entendue au lever du jour fut le hennissement de leurs chevaux, et les voix lointaines des hommes alors que les attelages étaient prêts. Nous avions tous été d’accord pour nous lever afin d’assister à leur départ. Cela semblait le moins que nous puissions faire. Alors, bien enveloppés dans nos gros manteaux pour affronter le froid de 4 H. du matin, nous allâmes à une petite place devant l’église d’où ils devaient partir, et où l’on pouvait voir la longue ligne de canons gris, de munitions grises, de camions, de wagons gris de l’intendance. Les hommes, sac au dos, commençaient déjà à grimper, un cavalier monté pour chaque équipe de quatre chevaux, trois hommes sur chaque affût de canon en face des chevaux, avec trois derrière tournant le dos à l’équipe. Les chevaux des officiers attendaient en face de la petite auberge de l’autre côté, d’où les officiers émergeaient un à un, enfourchaient un cheval, et se rendaient à un endroit devant l’église. Nous étions un petit groupe d’environ vingt femmes et enfants se tenant de l’autre côté de la place, et un silence de mort pesait sur la scène. Même les hommes parlaient en chuchotant. Le commandant, face à ses hommes, dirigea lentement ses yeux de l’autre côté de la ligne, jusqu’à ce qu’un sous-officier s’approche, salue, et annonce « prêts » quand le commandant arriva en tête de ligne, leva une main au-dessus de sa tête, fit avec elle un geste rapide exprimant un ordre muet, et fit reculer son cheval. La longue ligne grise commença à se diriger lentement vers la forêt de Crécy, les officiers se mettant en place alors qu’elle passait. Certains hommes se penchaient pour serrer des mains, d’autres saluaient, pas un mot n’était prononcé, et le silence était seulement brisé par le pas des chevaux, le frottement des harnais, et le bruit des roues. C’était à tout point de vue tellement différent de tout ce qu’on avait connu lors de cette guerre, de tout ce que j’avais pu rêver quand j’imaginais la guerre. Je suppose même que le futur dramaturge qui s’inspirera de cette période obtiendra les mêmes résultats sans beaucoup falsifier la vérité. Vous savez je suis comme l’oncle Sarcey, une spectatrice de théâtre vraiment modèle, (Il s’agit de Francisque Sarcey, (1827-1899), professeur de français, puis journaliste et critique dramatique français, surnommé « l’oncle Sarcey » en raison de sa légendaire bonhommie), quand un effet n’est qu’à moitié bon cela ne m’échappe pas. Ainsi alors que je retournais à la barrière du jardin pour regarder la longue ligne grise ondulant lentement dans la forêt, je ressentais le même frisson au bas de mon dos et la même émotion que les amateurs de théâtre quand l’effet a été bon. La seule autre chose que j’ai faite ce mois-ci qui puisse vous intéresser, fut d’avoir invité les garçons convalescents de l’hôpital de campagne, qui étaient « personnellement conduits » par une de leurs infirmières, à un thé sur la pelouse. Naturellement ils appartenaient à tous les genres et à tous les milieux. Quand je les regardais autour de la table, à l’hombre des lilas, j’étais saisie, comme je le suis toujours quand je vois des soldats ordinaires ensemble, par le fait qu’aucune autre race n’a des visages aussi intelligents, aussi bien modelés, que les français. Il est rare de voir des faces épaisses parmi eux. Ils étaient agriculteurs, forgerons, fondeurs, travailleurs de toutes sortes, il y avait un jeune étudiant en droit, et le groupe semblait être lié par un réel sentiment de fraternité. Evidemment l’étudiant en droit était plus habitué à la société que les autres, et devint naturellement une sorte de leader. Il savait exactement quoi faire, et comment le faire, comment entrer dans le salon quand il est arrivé, et comment saluer son hôtesse. Mais les autre suivaient son exemple, et bien que certains soient au début un peu timides, personne n’était confus, et en quelques minutes ils étaient tous à leur aise. L’impression formelle d’être en visite disparaissait rapidement. Ils étaient tous réunis autour de la table du thé. L’atmosphère devenait détendue et amicale, et bien que l’étudiant en droit menat la conversation, ils étaient tous en éveil et intéressés, et quand l’un d’entre eux parlait il s’exprimait bien. Après le thé alors que nous marchions en dehors de la pelouse, au nord de la maison, pour regarder le champ de bataille sur lequel la plupart d’entre eux avaient combattu, ils étaient tous enclins à parler, ils étaient sur un terrain qu’ils connaissaient. L’un d’eux me demanda si je pouvais voir certains mouvements des armées, et je lui dis que je ne le pouvais pas, que je pouvais seulement voir la fumée, et entendre le feu de l’artillerie, et de temps en temps, quand le vent était dans la bonne direction, le feu aigu et répétitif des fusils aussi bien que des mitrailleuses, et que je finissais par distinguer le 75 parmi les autres canons de l’artillerie. (Concernant le canon 75 voir le chapitre VII, paragraphe 22, commençant par : « Ils disent que les allemands … »). « Regardez en bas dans la vaste plaine au-dessous de Montyon », dit l’étudiant en droit. Je regardai et il ajouta : « Pour autant que je puisse en juger d’ici, si vous aviez regardé à cet endroit à 11 H. du matin vous auriez vu un important mouvement de troupes. Naturellement je lui expliquai que je ne m’attendais à aucun mouvement dans cette direction, et avais seulement regardé l’approche venant de Meaux. A part cet incident les soldats blessés ne disaient rien au sujet des batailles. La plupart des conversations étaient politiques. Quand l’infirmière regarda sa montre, et dit qu’il était temps de retourner à l’hôpital, comme ils ne devaient pas être en retard pour le dîner, ils se levèrent tous. L’étudiant en droit vint, couvre-chef à la main, me fit un profond salut, et me remercia pour l’agréable après-midi, et chaque homme l’imita, avec plus ou moins de succès, fit son petit discours et salua, et alors ils montèrent la route, se retournant, comme les soldats anglais avaient fait, il y a longtemps il me semble, pour saluer en agitant leur couvre-chef alors qu’ils arrivaient au virage. J’aurais beaucoup souhaité que vous puissiez être là. Vous avez toujours aimé les français. Vous les auriez aimés encore plus cet après-midi. La façon dont ces personnes sont restées courageuses est merveilleuse. Il me semble que c’est le sommet d’une sainte cause. Elles s’attendaient à une offensive d’été. Mais elle n’est pas venue, et, selon des rumeurs, alors que nous avions assez d’hommes, les allemands ont travaillé si dur, pendant que les anglais recrutaient, qu’ils se sont retranchés de façon presque inexpugnable, et comme leurs équipements sont supérieurs à tous les autres, nous pouvons en avoir encore pour des mois. Ce serait un suicide militaire de jeter notre infanterie contre leurs canons. Pendant ce temps alors que les alliés travaillaient comme des fous pour accroître les équipements de leur artillerie, les allemands travaillaient exactement aussi dur, et le temps servait aussi bien l’une que l’autre partie. Je suppose que ce sera seulement après la guerre que nous saurons vraiment à quoi était dû notre désappointement, et, comme d’habitude, le seul cri qui nous console tous est : « Aucune de ces choses ne changera le résultat final », et la plupart des gens restent silencieux face à la conviction de plus en plus forte que « cela peut durer des années ». Une chose que je dois vraiment vous dire, personne n’a parlé du Lusitania au thé, ce qui a constitué, je suppose, un bel effort de retenue, étant donné que la dame de la maison était américaine, et que le drapeau américain flottait au-dessus de la cheminée. Je prends note d’une remarque dans votre dernière lettre, en réponse à la mienne du 18 Mai. Vous me reprochez de soigner la tournure de mes phrases. Pardon. Vous devez vous rappeler que j’ai gagné mon pain et mon sel pendant des années en faisant cela, et que l’habitude est forte. Je ne le fais plus avec ma langue dans ma joue, j’ai les mots pour cela. (« Consommer ensemble le pain et le sel signifie chez les sémites sceller une amitié pour toujours. Dans la culture de l’orient, toute alliance est célébrée avec du sel … ». A une époque où le réfrigérateur n’existait pas le sel servait à conserver les aliments. http://blog.rechercheshumanistes.org/le-rite-du-pain-et-du-sel/) |
(article vu 5 fois)
Nous retrouvons la suite des aventures – vécues – de Mildred Aldrich pendant la guerre de 14 dans notre secteur.
Un très long épisode qui, on l’imagine, a donné beaucoup de travail à notre traductrice Florence Pigoreau que l’on remercie chaleureusement.
On y apprend que notre narratrice a trouvé une compatriote à Voulangis. Elle n’est pas nommée, qui est-elle ? si quelqu’un sait ?
Je me suis permis d’illustrer l’article par la photo de la maison où vécut le photographe Edouard Steichen à Voulangis, personnage célèbre, citoyen américain également (d’origine luxembourgeoise). Il vécut à Voulangis à cette époque, a-t-il croisé Mildred ? on peut le supposer …