On the edge of the war zone – chapitre 8
CHAPITRE VIII
30 Décembre 1914
J’aurais souhaité par-dessus tout, si une fée m’en avait donné la chance, avoir été un animal en hibernation cette année, pendant laquelle le temps a presque connu un armistice, le long de notre front qui va de la frontière suisse jusqu’à la mer. Il n’y a qu’une seule consolation, aussi éprouvants et terribles qu’aient été les quatre premiers mois de la guerre, trois des grands objectifs de la stratégie allemande ont été enterrés trop profondément pour refaire surface, leur espoir d’une guerre courte est parti. Ils ne sont pas allés à Paris, et savent maintenant qu’ils n’iront pas. Ils n’iront pas davantage à Calais, et, en dépit de leurs remarquables exploits, et de leur force puissante, face à ces trois faits, même leur arrogance ne peut pas écrire « victoire » sur leurs armes. Je dois avouer que j’ai presque aussi froid que les garçons là-bas dans la pluie et la boue. Je me suis arrangée pour avoir un peu de charbon, ou de ce qu’on appelle du charbon cette année. Il s’agit en réalité de charbon de forge, constitué de quelques gros morceaux de combustible parmi beaucoup de poussière noire et humide, qui brûle en dégageant une fumée lourde, malodorante, et jaune. En des temps normaux on ne qualifierait jamais cela de charbon, mais aujourd’hui nous sommes contentes de l’avoir, et le payons à prix d’or. Il brûle seulement dans le fourneau de la cuisine, et chaque fois que nous mettons quelque chose sur le feu, ma maison, vue du jardin, ressemble à une usine. Vous connaissez la taille d’une cuisine française. Elle est trop exigüe pour une dame qui a l’esprit large.
|
La température du reste de la maison est presque au-dessous de zéro. Heureusement que l’hiver n’est pas froid, mais il est très humide, et il pleut continuellement. J’ai un fauteuil, un tabouret, la table de la cuisine me sert de bureau, et cependant, pour avoir assez chaud, je m’assois presque au haut du fourneau, et mets de temps en temps mes pieds dans le four.
Je vous assure qu’aller au lit est une cérémonie. Amélie met deux briques au pied du lit. Je me déshabille dans la cuisine, mets des pantoufles en feutre et un gros peignoir, et, avec ma bouteille d’eau chaude dans une main et un livre dans l’autre, on dirait une scène qui se passe dans une région arctique. Amélie range la cuisine, ferme les portes, et prend les clefs avec elle. Je suis confortable et au chaud dans mon lit, et j’y reste jusqu’à ce qu’Amélie ait fait le feu et mis la maison en ordre le matin. Mon lever, dans certains de ses détails, bat celui de Marie-Antoinette, bien qu’elle y fût habituée, et y fît probablement moins attention que moi. Je ne me plains pas vraiment, vous savez. Mais vous voulez savoir quelle est ma vie, ainsi vous pouvez l’imaginer. Je m’y ferai naturellement. Je le sais. J’étais à Paris pour Noël, non parce que je voulais y aller, mais parce que les quelques amis que j’avais laissés là-bas sentaient que j’avais besoin d’un changement, et ont soulevé la question en pensant qu’ils avaient besoin de moi. Par ailleurs je voulais envoyer des paquets aux garçons anglais qui étaient là en septembre, et il était plus facile de le faire de Paris. Pendant que j’attendais le train à Esbly, j’étais en conversation avec une femme qui se trouvait par hasard à côté de moi sur un banc du quai, chose que je trouvais significative. Aujourd’hui tout le monde parle à tout le monde. Toutes les barrières semblent être tombées. Nous étions toutes les deux en train de lire le journal du matin, et de ce fait, naturellement en sommes venues à nous parler. Il se trouvait que j’avais un journal anglais dans lequel il y avait un court compte rendu de la magnifique attaque faite par les Royal Scots , (régiment écossais), au Petit Bois, (en français dans le texte), et, au début du mois, du Gordon Highlanders à Maeselsyeed Spur, sous l’égide des artilleries française et britannique, (le Gordon Highlanders est un régiment d’infanterie britannique constitué principalement d’écossais). J’ai traduit pour elle. C’est un devoir moral de permettre aux français d’avoir un aperçu des magnifiques qualités de combattant des garçons qui sont sous l’Union Jack, (drapeau britannique). Au cours de la conversation elle dit, ce qui allait de soi, « Vous n’êtes pas française ? » Je lui dis que j’étais américaine. Elle me demanda alors si j’avais des enfants, et reçut une réponse négative. Elle soupira et précisa qu’elle était veuve avec un fils unique qui « n’était pas là », et ajouta : « Nous toutes, femmes françaises d’une certaine classe sociale, sommes tellement stupides quand nous sommes jeunes. J’adore les enfants. Mais je pensais que je pouvais seulement me permettre de n’en avoir qu’un seul, comme je voulais faire tellement pour lui. Maintenant si je le perds, que me reste t-il comme raison de vivre ? Je ne suis pas le genre de femme qui peut se remarier. Mon fils est un garçon courageux. S’il meurt il mourra comme un homme courageux, et donnera généreusement sa vie pour son pays. Je suis une mère française et en devenant sa mère je dois l’offrir. Mais il était stupide de ma part de n’avoir que celui-là. Je sais, maintenant que c’est trop tard, que j’aurais pu faire aussi bien, et peut-être mieux, avec plusieurs, car j’en ai vu des exemples parmi mes amies qui en ont trois ou quatre. » Naturellement je n’ai pas dit que plus elle en aurait eu, plus elle aurait pu en perdre, parce que j’ai pensé que, face à un désastre comme celui-ci, les femmes françaises nourrissaient de telles pensées, et que si une le faisait des centaines le faisaient aussi. Cela pouvait être significatif. J’en ai eu une preuve à Paris. J’allais dans une maison où j’avais fait des visites pendant des années, pour avoir des nouvelles d’une amie qui avait là un appartement. J’ouvrais la porte de la loge de la concierge pour poser ma question. Je m’arrêtais net. A la fenêtre, dans le fond de la pièce qui était dans la pénombre, était assise la concierge que j’avais connue pendant près de vingt ans, une femme courageuse, intelligente, et fragile. Elle était assise là vêtue d’une robe noire, se balançant doucement d’avant en arrière dans sa chaise. Je n’ai pas eu besoin de poser une question. On sait en ces jours ce que veut dire une robe noire inaccoutumée, et je savais que le fils unique que j’avais vu grandir depuis son enfance, pour lequel elle et le père avaient tout sacrifié, et s’étaient saignés aux quatre veines pour lui donner une bonne éducation, était parti. J’ai dit les quelques mots que je pouvais. Je n’aurais pas pu parler cinq minutes de plus, et sa seule réponse fut identique à celle de la femme d’un autre milieu que j’avais rencontrée à Esbly. « Je n’en avais qu’un. Ce fut ma folie. Maintenant je n’ai rien, et j’ai devant moi une longue vie solitaire. » Il aurait été facile de pleurer avec elle, mais elles ne pleurent pas. Je n’ai jamais vu aussi peu de larmes dans une grande calamité. J’ai lu, dans les journaux qu’on m’envoie des Etats-Unis, des histoires de femmes faisant des crises d’hystérie, de femmes s’évanouissant en disant au revoir à leurs hommes. Je n’ai rien vu de cela. Il y a peut-être quelque chose de faux dans ma vision, ou je n’ai vu que des gens courageux. Je peux seulement parler de ce que je vois et entends, et n’observe pas de pleurs ni de crises d’hystérie. Je n’ai rien fait d’intéressant à Paris. Le temps était froid, gris, et triste. Mes colis sont arrivés au front. Ils sont parvenus rapidement, spécialement ceux envoyés par la section anglaise de la poste, près de l’Etoile, et, en arrivant chez moi, j’ai trouvé les lettres de remerciements des garçons qui m’attendaient. Parmi elles il y avait celle du petit caporal qui avait descendu mes couleurs en septembre, lettre écrite au nom de la C company, Yorkshire Light Infantry, (Infanterie Légère du Yorkshire), et à la fin de la lettre il disait : « Je suis désolé de vous dire que le Capitaine Simpson est mort. Il a été tué en menant sa compagnie dans une attaque, et tous ses hommes furent peinés. » Cela m’a causé un profond serrement de cœur. Je me suis souvenue de son visage sévère, bronzé, mais aimable, qu’un sourire éclairait tant, quand il s’asseyait avec moi pour prendre le thé au cours de ces mémorables mercredis après-midi, et de tout ce qu’il fît si simplement pour soulager la pression de nos nerfs en ces jours éprouvants. Je ne sais rien de lui, ni qui il était, ni qui il avait pour famille. C’était juste un être humain courageux et bienveillant, qui m’avait rencontrée pendant quelques heures, passées et évanouies. C’est simplement un parmi des milliers, mais c’est celui dont j’ai entendu la voix sympathique, et qui, dans la précipitation et la fatigue de ces jours éprouvants, a eu le temps de nous consoler ici, et que j’avais espéré revoir. Je m’associe à la peine de ses hommes pour lui. Je n’ai pas pu écrire la semaine dernière. Je n’avais pas le courage d’envoyer les vœux usuels de saison. Les mots ont toujours du sens pour moi, et quand je me suis assise, par la force de l’habitude, pour écrire les lettres que j’ai coutume d’envoyer à cette saison, je n’ai simplement pas pu. Cela m’a semblé trop absurde de célébrer l’anniversaire des jours où les armées angéliques ont chanté dans le ciel leur « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté », afin d’annoncer la naissance de celui qui a ajouté à la religion le commandement, « Aimez-vous les uns les autres », alors qu’une cinquantaine de kilomètres plus loin c’était la tuerie. Nous vivons un temps où il est difficile de faire concorder ses souhaits et ses actes. Si le froid et le manque de charbon continuent, je ne suis pas susceptible de voir beaucoup de choses, ou d’écrire beaucoup, jusqu’à l’ouverture de la campagne de printemps. Ici nous entendons toujours le canon chaque fois que Reims ou Soissons sont bombardées. Mais personne, jamais, ne serait-ce que pendant une minute, ne songe qu’ils puissent venir plus près. Bien que je n’aie pas pu vous envoyer aucun vœu la semaine dernière, je peux dire avec tout mon cœur : « Puisse 1915 apporter à tous la paix et la satisfaction ». |
(article vu 11 fois)
Nous poursuivons la diffusion de traduction de l’oeuvre de Mildred Aldrich par les bons soins de Florence Pigoreau.
De faits réels qui se sont passés chez nous, vues et racontés par un témoin de l’époque. L’évocation des premiers morts de la guerre au travers des réactions très dignes de leur proche nous rappellent ce que furent ces événements. Nous sommes à la même époque, celle des voeux, il y a juste 100 ans. On a envie de paraphraser, dans un contexte bien plus confortable, la dernière phrase « Puisse 2015 apporter à tous la paix et la satisfaction ».