On the edge of the war zone – chapitre 2
CHAPITRE II
Le 25 Septembre 1914
Cela fait plus d’une semaine que je vous ai écrit, mais j’ai vraiment été très occupée et n’ai pas eu un moment. Pour commencer, le lendemain du jour où je vous ai écrit Amélie souffrait d’une de ses sévères migraines, à un point tel que je ne l’avais jamais vue dans cet état. Elle monta péniblement ce matin là pour ouvrir mes persiennes. Je jetai un coup d’oeil sur elle, et la priai de retourner dans son lit. Je ne connais rien qui puisse vous donner plus mauvaise mine qu’une crise de foie très aiguë. On peut vaquer à ses occupations en souffrant de toutes sortes de maux, ou en tremblant de tout son être, ou en mourant de consomption, mais je défie quiconque d’être efficace avec une migraine très forte. Amélie protesta, naturellement : « Le travail doit être fait ». Je ne voyais pas pourquoi. Elle argua que j’étais la patronne, « que j’avais le droit d’être servie ». Je ne voyais pas les choses de cette façon. Je lui dis que sa logique était fausse. Elle conclut à sa façon en déclarant qu’on voyait bien que j’avais besoin qu’on prenne soin de moi. J’étais indignée. Je lui demandai le miroir, jetai un coup d’oeil sur moi, et fus tentée de le laisser glisser du lit jusqu’au plancher afin qu’elle se voie dedans. Seulement Amélie n’aurait pas compris la plaisanterie. Naturellement Amélie ne savait pas que j’étais comme la « voiture à cheval du diacre », (N.B. poème satirique d’Olivier Wendell Holmes). Je peux paraître exténuée, mais tant que je ne m’effondre pas j’assume. |
Aussi je dis à Amélie que si j’étais la patronne, j’avais le droit d’être obéie, et qu’il y avait des fois où il n’était pas question de patronne et d’employée, qu’on se trouvait dans cette situation , qu’elle avait été une personne de confiance et de cœur, ainsi que d’autres choses sympathiques, et que ce dont j’avais besoin était de travailler avec mes mains. Elle se soumit finalement, non à mes arguments, mais à la nature.
Peut-être était-ce dû à trois semaines d’excitation, ou au fait qu’elle avait travaillé trop dur sous le soleil, ou à cause de sa longue course dont je vous parlais dans ma lettre de la semaine dernière, c’était la pire crise que je n’ai jamais vue. Je peux vous dire que j’ai appelé un médecin, et c’est seulement maintenant qu’elle va un peu mieux. Cependant j’ai eu ce que nous avons l’habitude d’appeler « un temps vraiment agréable pour jouer à la maison », n’ayant rien à faire, j’en profitais réellement. J’ai essuyé, épousseté, et manipulé, tous mes petits trésors, touchant chaque chose avec une sensation bizarre, tout était devenu tellement précieux. J’étais retournée dans le passé. C’est la plus jolie chose concernant le travail de la maison. On peut penser à de si belles choses quand on travaille avec ses mains, et qu’on est seule. Cela ne m’étonne pas que Burns écrivit des vers pendant qu’il suivait la charrue, s’il le fit réellement. Je pense que j’ai oublié de vous dire, dans ma lettre de la semaine dernière, que les gens évacués des villes de l’autre côté de la Marne, c’est à dire les plus proches, comme celles qui sont dans la plaine et sur les collines vers lesquelles les allemands se dirigeaient avant le 10, ont commencé à revenir cette nuit. C’était incroyable pour moi de les voir revenir. Quand ils ont été évacués ils ont pris une route circulaire pour laisser les routes principales à l’armée. Ils sont revenus au delà de la route nationale. Ils défilaient en masse. Ils reviennent lentement, par groupes de membres d’une même famille. Jour après jour, et nuit après nuit, le flot des moutons, des troupeaux de bétail, des gens en charrette, avec de temps en temps une vache, des familles à pied portant des chats dans des paniers, avec des chiens, des chèvres, et des enfants, montent la longue colline à partir de Couilly, ou empruntent les sentiers le long du canal. Ils cheminent en silence. Je me souviens, car cela vous frappe, que personne ne parlait. Je ne peux pas vraiment dire qu’ils reviennent gaiement, mais en tout cas ils ont retrouvé leur langue. La lente procession se déplace depuis une quinzaine de jours maintenant, et presque à chaque heure du jour, assise à la fenêtre de ma chambre, je peux entendre au loin le murmure de leurs voix pendant qu’ils montent la colline. Je ne peux m’empêcher de penser que certains d’entre eux se retrouveront sur le chemin du champ de bataille. Mais les conditions que je vis en temps de guerre, et l’état d’esprit qui m’est propre, font, que, de façon étrange, il me semble que le fait qu’ils reviennent vers leurs terres les réconcilie avec tout. Naturellement ces gens, qui sont les premiers à revenir, appartiennent principalement à la classe pauvre. Ils n’iront pas loin. Leur retour rapide est bon signe, parce qu’ils n’auraient sûrement pas été autorisés à revenir par les autorités militaires, si le sentiment général n’était pas que l’avance allemande était définitivement arrêtée. N’est-ce pas merveilleux ? Je n’en reviens pas. Même avant qu’ils ne commencent à revenir, les ingénieurs étaient au travail, réparant les ponts jusqu’à Chalons, et le jour où je vous ai écrit la semaine dernière, quand Amélie descendit la colline pour poster votre lettre, elle rapporta que les ingénieurs anglais étaient assis à califourchon sur les poteaux télégraphiques, pipe à la bouche, rallumant leur radio qu’ils avaient éteinte il y a une quinzaine de jours. Le jour suivant notre bureau de poste ouvrit. Je pus alors trouver des journaux. Je peux vous dire que je les ai dévorés. Je pris connaissance de l’ordre que Joffre avait donné ce même jour. J’étais troublée par le fait qu’il était daté du 6 Septembre au matin, alors que nous avions vu de nos yeux la bataille commencer le 5 à midi, s’arrêter à 21 H. pour recommencer à 4 H. le matin suivant. Mais je suppose que l’histoire expliquera cela un jour. Aussi brèves que soient les nouvelles dans les journaux, il était réjouissant de savoir que la bataille que nous avions vue et entendue était vraiment un combat décisif, et qu’il était considéré comme étant gagné par les anglais et les français dans une tempête de pluie jusqu’au 10, et que les combats à l’est de l’endroit où nous étions avaient été beaucoup plus terribles qu’ici. Je suppose que nos myriades d’ « hommes télégraphistes envoyés spécialement », vous ont fait parvenir bien avant des détails et anecdotes comme nous n’en aurons jamais. Nous avons de temps en temps un « communiqué officiel » succinct, et devons nous en contenter. C’est dur pour moi. Nous avons été habitués à quelque chose de différent. Aucune de nos boutiques n’est encore ouverte. En réalité presque personne n’est retourné à Couilly, et Meaux, disent-ils, est presque désert. Je peux dire jusqu’à présent que je n’ai manqué de rien. J’ai une abondance de fruits. Nous avons des légumes en quantité dans le jardin de Père. Nous avons du lait et des œufs. Des lapins et des poulets circulent sur les routes prêts à être mis au pot. Il n’y a pas de pétrole, mais, par chance, j’ai un stock de bougies. Il y a plus d’une quinzaine de jours que nous avons du sucre, ou du beurre, ou du café. J’ai du thé. Je n’aurais jamais supposé que j’aurais pu m’en tirer si bien sans me sentir privée. Je suppose que nous avons toujours trop de choses. J’en ai eu la preuve. Peut-être que s’il y avait eu quelqu’un avec moi je l’aurais davantage ressenti. Seule je n’y ai pas pensé. Dimanche après-midi, le temps étant encore beau, et le grondement du canon au loin rendant la lecture ou l’écriture impossibles, je n’y suis pas encore habituée, je partis me promener. Je descendis la colline en direction de la Marne. C’est une jolie balade. On ne voit pas une maison. Cela mène à ce que nous appelons le « Pavé du Roi », (en français dans le texte), descendant dans la plaine de la vallée jusqu’aux champs de blé, et, à partir de la plaine, montant doucement jusqu’au haut pont suspendu qui traverse le canal, deux minutes derrière lui s’étend la rivière, très large et immobile à cet endroit. Cette partie du canal, qui est complètement droite de Condé jusqu’à Meaux, est particulièrement jolie. Les berges sont escarpées, et les hauts peupliers projettent de longues ombres le long des sentiers herbus qui sont en bordure, au-dessus duquel le haut pont est suspendu. Il n’y a pas de pont ici qui traverse la Marne. Le plus près est à Isles les Villenoy, et l’autre à Meaux. Ainsi, comme les allemands ne pouvaient pas traverser la Marne ici, le pont du canal ne fut pas détruit bien qu’il fût miné. Les barricades de pierres disjointes que les anglais construisirent il y a trois semaines, à la fois au haut du pont et à un tournant de la route juste avant le virage qui va à Mareuil sur Marne, sont toujours là. La route le long du canal et à travers Mareuil est celle sur laquelle la cavalerie allemande aurait avancé, si l’armée de von Kluck avait réussi à traverser la Marne à Meaux, et elle était gardée par les hommes du Yorkshire le 2 Septembre, et les Bedfords de la nuit du 3 au matin du 5. La route menant du canal à la rivière, distants seulement de quelques mètres, conduit, par une large avenue, à travers une propriété privée appartenant au propriétaire des carrières de plâtre à Mareuil, à un bac à côté duquel était le lavoir. Il y a en contrebas un jardin en terrasse où sont cultivés des fruits, ainsi qu’une basse-cour originale. De la berge de la rivière je voyais un triste spectacle. Les lavoirs étaient défoncés. Ils étaient sous l’eau et leurs cheminées émergeaient. Les petites piles de la rivière et les bateaux à roue avaient été ravagés, et la plupart enfouis dans l’eau. Quelques uns, tirés sur la berge, étaient réduits à l’état de bois d’allumage. Ce travail de destruction avait été fait principalement par les anglais. Ils n’avaient rien laissé nulle part qui puisse servir aux envahisseurs. La vue de tout cela était laide, et la seule consolation était de se dire : « Si les boches étaient passés ils auraient fait pire ». C’était seulement laid, cela aurait été tragique . Le jour suivant mes premières vraies nouvelles de Meaux, une femme se dirigea vers Amélie tenant deux chiens attachés ensemble avec une corde. C’était un professeur de musique habitant à Meaux. Elle avait parcouru à pied plus d’une quarantaine de kilomètres, et était épuisée. Aussi ils l’hébergèrent la nuit, et le lendemain Père harnacha Ninette et la conduisit avec ses chiens fatigués à Meaux. Cela faisait quatre heures aller-retour pour Ninette, mais c’était mieux que de voir une vieille femme exténuée, presque aussi âgée que moi, finissant son pèlerinage à pied. C’est la première personne retournant à Meaux que j’ai vue. D’un autre côté j’imagine que Père était content d’avoir une excuse pour traverser la Marne. Quand il revint nous sûmes exactement ce qui était arrivé à la ville de la cathédrale. Les pittoresques ponts des moulins au-dessus de la Marne avaient été en partie préservés. Les parties inférieures des ponts, côté ville, furent soufflés, et les moulins furent minés pour être détruits au passage des allemands. On avait dit à Père qu’un appel avait été lancé en direction des commandants anglais pour épargner si possible les monuments. Il me dit que souffler le pont mettrait en pièces toutes les fenêtres, soufflerait toutes les portes, et endommagerait plus ou moins les murs mais que cela était réparable. Vous souvenez-vous, la dernière fois que nous étions à Meaux, comment nous nous penchions sur le mur de pierre de cette magnifique « Promenade des Trinitaires », (en français dans le texte), et regardions les eaux de la Marne, que les énormes roues des trois rangées de moulins s’étendant d’une rive à l’autre faisaient mousser ? Je sais que vous serez contente qu’elles soient sauvées. Cela aurait été une pitié de détruire cette superbe vue. Je suis effrayée que nous soyons à une époque où nous devons remercier le destin pour chaque belle chose et chaque panorama que nous aimons, qui survit à la guerre entre la Marne et la frontière, là où la terre a été foulée lors des grandes guerres de France depuis l’époque de Charlemagne. Il semble qu’il y ait plus de gens qui restent à Meaux que je ne l’aurais supposé. Monseigneur Morbeau est toujours là, et il a dit qu’environ mille personnes pauvres étaient cachées soigneusement dans des caves. Il y a quatorze mille habitants. Environ cinq bâtiments seulement furent touchés par les bombes, et les dommages ne valent même pas la peine d’être enregistrés. Je suis sûre que vous avez vu l’évêque quand vous habitiez à Paris, alors qu’il était curé à Saint Honoré d’Eylau, Place Victor Hugo. A cette époque ce prêtre aimé était mondain, intelligent, et éloquent. A Meaux c’est un homme influent. Aucun personnage n’est aussi familier dans les vieilles rues pittoresques, spécialement le samedi, jour de marché, que cet homme grand, dont il émane une autorité naturelle, en soutane et barrette, familier tout en étant digne. Il semble connaître chacun par son nom, se déplace partout dans le marché, ses yeux pénétrants voyant chaque chose, aussi influent dans la vie quotidienne de son diocèse qu’il l’est dans ses affaires spirituelles, le modèle de ce qu’un archevêque moderne devrait être. J’ai entendu dire qu’il était sur le champ de bataille dès le début, que la première ambulance qui atteignit Meaux trouva le séminaire plein de blessés rassemblés sous sa direction, et qu’il prit soin d’eux autant que ses ressources le lui permettaient. Il a écrit son nom dans l’histoire de la vieille ville sous celui de Bossuet, et dans les archives d’une telle ville ce n’est pas une petite distinction. Les nouvelles qui filtrent lentement des plaines jusqu’à nous constituent un autre sujet. Certaines familles de notre commune ont des parents habitant dans les petits hameaux entre Cregy et Monthyon, et sont allés les aider à se réinstaller. Il semble qu’on ait très peu de détails concernant la bataille. Voir les arbres et les maisons en dit long. Les routes ont été terriblement endommagées, mais les constructeurs de routes sont déjà au travail. D’énormes arbres ont été cassés comme des brindilles, mais là encore les hommes sont à l’ouvrage, les déracinant, coupant le bois en longueur, et l’empilant soigneusement sur le côté de la route pour qu’il soit transporté dans des charrettes. Les morts sont enterrés. Toutes les traces des batailles sont effacées et mises hors de la vue. Mais les détails que nous avons concernant la brève occupation allemande sont trop répugnants pour être traduits par des mots, parce que Barcy est la seule des villes qu’on voit d’ici qui semble être pratiquement détruite, ce qui est le plus triste est la dévastation de l’occupation allemande avec la souillure délibérée et immonde des maisons, qui défie les mots, et entachera à jamais les souvenirs que laissera cette race à l’âme si basse. L’ingénuité délibérée de la méchanceté est leur trait le plus avilissant. A Penchard, où les allemands restèrent seulement quelques heures, beaucoup de gens furent obligés de faire des feux de joie avec les literies et toutes sortes de choses. C’était la seule et la plus rapide façon de purger la ville par ce temps chaud. On m’a dit que Penchard était un exemple caractéristique de ce que les allemands faisaient dans les petites villes qui s’étendaient sur le chemin de leur retraite précipitée. Ce n’est pas la peine d’entrer dans des détails aussi répugnants. Le fait que les français aient accepté les marques de leur désastre comme ils ont accepté le reste, avec courage, qu’ils se soient mis immédiatement au travail pour effacer les traces allemandes aussi vite que possible, et soient maintenant retournés à leurs champs dans le même esprit est leur merveilleuse caractéristique. Ce n’est qu’hier que j’ai mis de l’ordre dans les affaires que j’avais empaquetées, et que je les ai rangées soigneusement. Elles étaient restées pendant tous ces jours sous l’escalier dans le salon, chapeau, collet de manteau, gants au-dessus, et chaussures à côté, telles que je les avais empaquetées. J’avais une sensation bizarre pendant que je faisais mon paquet. Je ne sais pas pourquoi je l’ai laissé de côté si longtemps. Peut-être avais-je peur d’y trouver des souvenirs trop vivaces du passé. C’est peut-être parce que je craignais, étant donné la perversité des choses inanimées, que cela ne me fasse rire. Je ne crois pas que je l’ai laissé de côté craignant d’avoir à le refaire, car, pour autant que je me connaisse, je ne peux trouver dans mon esprit aucun signe d’appréhension qu’une chose déjà arrivée une fois puisse se reproduire de nouveau. Mais je ne sais pas. Je souhaite avoir plus de nouvelles à vous raconter. Mais rien ne se passe ici, vous voyez. A suivre. |
(article vu 10 fois)
J’ai illustré l’article avec une photo des moulins sur la marne cités dans l’article (photo de juillet 1916 – base ministère de la culture)